5 choses à savoir sur le marché de la musique thaïlandaise avec Somwalee Limrachtamorn

Même si l'on estime que 11 % de la population du pays vit dans la capitale Bangkok² – la population urbaine totale atteignant 53,6 % - le reste du pays ne reste pas en retrait, la Thaïlande étant l'un des 10 pays disposant de la meilleure connexion Internet fixe au monde. De plus, les internautes thaïlandais sont ultra-connectés : 98,1 % d'entre eux possèdent un smartphone, et ils passent en moyenne près de 8 heures par jour sur Internet, dont 1,49 heure à écouter des services de streaming musical¹.

Cumulées, ces données expliquent la forte croissance des revenus du streaming en Thaïlande au cours des dix dernières années. À tel point que, selon l'IFPI³, le Pays du Sourire était le 24e marché mondial de la musique enregistrée en 2022, atteignant 105,4 millions de dollars de revenus, dont 90,8 % générés par le streaming.

Pour mieux comprendre ce marché passionnant mais encore peu connu, nous nous sommes entretenus avec Somwalee Limrachtamorn, directeur national pour la Thaïlande chez Believe, sur la situation du marché de la musique thaïlandais et sur ses caractéristiques les plus marquantes.

Le marché thaïlandais de la musique s'est effectivement développé au cours des dix dernières années, et le streaming musical particulièrement pendant la période COVID. Le COVID a sans doute été l'un des plus grands accélérateurs de l'activité musicale numérique en Thaïlande. Depuis cette période, nous avons constaté une contribution beaucoup plus importante de la musique numérique au revenu total de la musique enregistrée.

Auparavant, les ventes de musique non-numérique pouvaient représenter 80 à 90 % des revenus d'une maison de disques. Lorsque le marché de la musique s'est effondré en raison de la paralysie du pays pendant le COVID, les maisons de disques ont commencé à consacrer davantage d'efforts et de ressources à la musique en ligne. En 2023, la plupart des maisons de disques thaïlandaises indépendantes se sont fixé pour objectif d'augmenter les recettes provenant des activités numériques à environ 50 %. Cela souligne l'importance et l'audace de leurs plans stratégiques.

Ces dix dernières années, l'urbanisation du pays s'est accélérée - y compris en dehors de Bangkok, puisque le gouvernement prévoit de développer les infrastructures dans les capitales de toutes les régions - et s'est accompagnée d'une forte numérisation. La Thaïlande est aujourd'hui au 6e rang mondial pour la connexion Internet fixe à haut débit et possède l'une des meilleures infrastructures Wi-Fi de l'ANASE⁴.

Je lie ceci à l'utilisation répandue des médias sociaux en Thaïlande : environ 85% des utilisateurs thaïlandais d'Internet sont sur les médias sociaux. ByteDance a même récemment affirmé que près de 50 % des utilisateurs thaïlandais de réseaux sociaux utilisaient TikTok⁵. Cela vous donne une idée de l'importance de l'utilisation des médias sociaux dans ce pays. Cela illustre également la manière dont les artistes et les labels indépendants se tournent vers le numérique pour générer des revenus par ce biais.

Grâce au numérique, ces labels indépendants sont aujourd'hui le moteur de la croissance du marché local. Je fais un retour en arrière sur l'histoire de l'industrie musicale thaïlandaise, mais il y a une vingtaine d'années, on ne trouvait localement que de grandes maisons de disques. Les labels indépendants ont commencé à apparaître au cours de la dernière décennie - par coïncidence, à peu près au moment où Believe est arrivé en Thaïlande. La Thaïlande compte également aujourd'hui des artistes indépendants plus expérimentés, maîtrisant les outils numériques et le marketing, et nous nous attendons à ce qu'ils jouent un rôle plus important dans les contributions futures du marché.

Dernier point, la plupart des écoutes en streaming se font ici par l'intermédiaire de services et d'applications gratuits ou freemium. Mais nos données révèlent une évolution évidente : le streaming audio premium croît beaucoup plus rapidement que tout le reste.

Je ne sais pas vraiment si c'est lié, mais les Thaïlandais ont tendance à être plus visuels dans leur façon de consommer les médias. Ce qui est certain, en revanche, c'est que le marché thaïlandais du streaming musical est essentiellement tourné vers la vidéo, et qu'il est principalement porté par YouTube. En outre, la consommation thaïlandaise de vidéos courtes est exceptionnellement élevée. Meta connaît également une croissance rapide sur le marché des plateformes vidéo.

En ce qui concerne l'audio, je dirais que Spotify et Apple montent en puissance et se concentrent sur des segments plus haut de gamme. Parmi les autres plateformes, on trouve l'acteur local Plern et la plateforme régionale Joox, bien connue en Thaïlande grâce à des campagnes de marketing efficaces. Mais la majorité du streaming musical est assurée par des DSP internationaux.

Leur public se situe principalement dans la capitale et dans le segment supérieur du marché. Ils tendent à se concentrer davantage sur la pop et l'indie pop, deux genres ayant un public plus urbain et plus enclin à payer pour du premium. Elles développent également des playlists pour le hip-hop thaïlandais, qui a un public principalement établi à Bangkok mais qui s'étend à d'autres villes, ainsi qu'à des pays voisins comme le Laos, le Cambodge et le Myanmar. Quant aux plateformes vidéo, elles sont utilisées partout en Thaïlande. Et même si elles couvrent tous les genres, si vous regardez le classement de YouTube, vous verrez aussi du hip-hop, bien qu'il vienne en deuxième position après la musique country thaïlandaise.

La conversion des utilisateurs du modèle gratuit au modèle premium est évidemment la priorité de la plupart des DSP. Si les plateformes audios ont choisi de se concentrer sur la captation d'utilisateurs premium, les plateformes vidéo adoptent différentes stratégies pour retenir les utilisateurs, par exemple en travaillant avec des artistes pour attirer et engager leurs fans ou en établissant des partenariats avec les opérateurs télécoms locaux.

Bien que la Thaïlande soit encore un marché axé sur la vidéo, elle est en passe de devenir un marché premium grâce à une évolution radicale des modes d'utilisation. Nous assistons à une migration continue vers les plateformes audios, via les abonnements notamment.

Les styles musicaux les plus populaires en Thaïlande aujourd'hui sont la pop (qui comprend l'indie pop et la T-Pop), le hip-hop et la musique régionale. Ces deux derniers genres sont également très viraux sur TikTok, ce qui peut également expliquer ces tendances.

Le hip-hop est un genre musical très présent en Thaïlande, et sa popularité croissante est en partie liée à l'augmentation de la population de la Gen Z. La Gen Z, qui représente près de 20 % de la population, est aujourd'hui le public dominant en Thaïlande, tous genres confondus, mais elle s'intéresse particulièrement au hip-hop. Il convient également de faire la distinction entre le "hip-hop underground" et le "hip-hop grand public", ce dernier étant plus "commercial", orienté vers la pop avec des paroles légères. C'était le genre dominant il y a 20 ans, le rappeur et chanteur URBOYTJ illustre bien ce genre. Saran appartient à la catégorie du "hip-hop underground", qui peut être divisée en différents sous-genres.

Le hip-hop prend tellement d'ampleur que Believe a lancé bYOND, un label local dédié aux artistes prometteurs du genre. Il entretient des liens très étroits avec la scène locale, notamment avec Rap Is Now, la communauté hip-hop la plus célèbre de Thaïlande. Nous travaillons également avec Warp Gang , une autre communauté en pleine expansion. bYOND espère développer davantage d'artistes hip-hop dans les années à venir, car le genre ne cesse de croître.

La musique régionale est le genre qui se développe le plus ces derniers temps. La musique régionale moderne diffère légèrement de la musique « country » thaïlandaise plus ancienne, comme le Luk Thung et le Mor Lam en étant plus "pop", tout en partageant de nombreuses caractéristiques dans les mélodies et les paroles. Son public est également issu de la Gen Z, mais il se concentre surtout en dehors de Bangkok.

Ce genre musical a également l'audience la plus large et la plus étendue : il englobe les 15 millions d'habitants de la région centrale de Bangkok et s'étend aux 22 millions d'habitants du nord-est (ou région de l'Isan), touchant même les 6 millions d’auditeurs du Laos. De plus, les auditeurs de la diaspora de l'Isan et du Laos qui ont migré vers des marchés plus matures, comme les États-Unis ou l'Australie, constituent un autre public important pour la musique régionale thaïlandaise.

Notre conviction est que le genre pop régional prendra de l'ampleur à l'avenir. Tout d'abord, en raison du nombre croissant de jeunes auditeurs en dehors de Bangkok. D'autre part, lorsque je discute avec des labels et des artistes indie-pop ou hip-hop, ils expriment tous leur intérêt pour collaborer avec des artistes pop régionaux. Le public potentiel est énorme et le résultat du mélange des genres peut être très attrayant et dépaysant, il est donc facile de créer un engouement autour de cette idée.

Un dernier mot sur la pop thaïlandaise.  C'est le genre qui s'exporte le plus, grâce à la culture Boy's Love ("BL" en abrégé). Pour résumer, la culture BL thaïlandaise consiste principalement en des feuilletons télévisés destinés à un public féminin, tournant autour d'histoires d'amour entre hommes, et qui font la part belle à la musique pop thaïlandaise. Cette culture est devenue très populaire dans la région et dans le monde entier au cours de ces dix dernières années. Elle s'exporte bien en Chine, mais elle trouve également un public de plus en plus nombreux en Amérique et en Europe. Spotify a même créé une liste de lecture spéciale "Boy's Love" pour les fans du monde entier⁶. Et, à l'instar de la K-Pop, la T-Pop crée des fandoms avec des fans très dévoués qui soutiendront leurs idoles en toutes circonstances.

La musique live a toujours représenté une part importante des revenus de l'industrie musicale thaïlandaise, bien plus importante que tout le reste.  Et quelle que soit la taille du marché de la musique numérique à l'avenir - et il pourrait représenter jusqu'à 30 % des recettes totales de l'industrie musicale - le reste proviendra dans tous les cas de la musique live et des partenariats avec les marques. Nous associons généralement les revenus tirés du live à ceux des partenariats avec les marques, parce qu’ils vont généralement de pair.

La plupart des revenus de la musique live ne proviennent pas de grands concerts ou de festivals, mais de shows dans les pubs et les bars musicaux. Ils génèrent des sommes considérables, en particulier pour les grandes maisons de disques locales. Pour bien comprendre, il faut savoir que certains artistes connus peuvent donner jusqu'à 20 ou 30 prestations par mois.

Il y a toutefois beaucoup de festivals musicaux en Thaïlande, et c'est un secteur qui va se développer, car le gouvernement thaïlandais promeut une transition vers une "économie de l'expérience" (c'est-à-dire une économie qui met l'accent sur la création d'expériences mémorables pour les consommateurs afin d'améliorer la valeur économique⁸) pour encourager le tourisme et stimuler l'industrie des services, et les festivals musicaux sont l'un des secteurs à développer identifiés. Il existe également une demande importante de la part du public Gen Z local.

Ce qu'il faut retenir, c'est que le live joue deux rôles, et c'est un argument que les promoteurs de concerts mettent en avant. Pour des artistes comme Saran, qui privilégient le streaming pour développer leur carrière et atteindre leurs fans, la musique live peut les aider à élargir leur public lorsqu'ils atteignent leur plafond d'audience. Les concerts et les festivals peuvent les aider à attirer un nouveau public et à accéder à de nouvelles sources de revenus, ce qui est évidemment crucial pour les artistes qui sont surtout des entertainers, comme TimeThai par exemple. Bien qu'il ait de bons chiffres en matière de streaming, il s'appuie davantage sur les concerts.

Le live et le streaming ont donc non seulement un rôle complémentaire important dans l'industrie musicale thaïlandaise, mais ils permettent également aux artistes de choisir librement ce qui leur convient le mieux, tout en leur offrant davantage de revenus et d'opportunités de croissance.

Si vous regardez les ventes globales de l'industrie du disque aux États-Unis ou en Australie, la musique enregistrée représente environ trois quarts ou deux tiers des ventes totales de l'industrie, puis ce sont les revenus issus des concerts, et une petite partie provient des partenariats avec les marques. En Thaïlande, c'est l'inverse : les concerts et les partenariats représentent actuellement la part la plus importante des revenus.

En Thaïlande, vous verrez beaucoup de publicités, de placements de produits ou de parrainages d'événements avec des artistes musicaux. Comme partout ailleurs, le commerce de détail est devenu si important que les marques se tournent vers le marketing d'influence pour promouvoir leurs produits et services. Et les artistes musicaux sont considérés comme des influenceurs au même titre que les acteurs, les joueurs ou les Youtubeurs. Bien sûr, les partenariats de marques existaient déjà avant, mais ils se sont fortement développés ces dix dernières années, avec la numérisation du marché et l'arrivée de la Génération Z. Ce sont précisément les consommateurs de la Gen Z que les annonceurs et les marques veulent toucher à travers des artistes qui les représentent et les valorisent.

Les maisons de disques ne doivent pas négliger cet aspect, car cela peut représenter des marges considérables pour elles. Et le fait d'être en mesure de conclure de bons partenariats peut également être un moyen de conserver leurs meilleurs artistes. En fait, la plupart des maisons de disques incluent aujourd'hui des partenariats avec des marques dans leurs contrats d'artiste. Cela peut être très avantageux pour les artistes et les labels indépendants, car ils peuvent capter un public plus restreint et plus spécifique, ce qui est plus intéressant pour les annonceurs.
 
Quant aux artistes, non seulement ils tireront un revenu important de l'accord de partenariat avec une marque, mais ils considéreront que c'est un signe de leur succès, qu'ils sont en train de devenir plus importants. Il est donc assez courant que les artistes concluent ce type de partenariat.