Face To Face avec Paolo Fresu et Luca Devito du label jazz italien Tǔk Music

Face To Face - Paolo Fresu & Luca Devito of Tuk Label
Photo de couverture par : Believe
Publié 05 Mars 2024
10 min de lecture

La série d'interviews Face to Face de Believe se rend de nouveau en Italie, cette fois pour explorer l'univers du jazz, avec le célèbre trompettiste Paolo Fresu. Mais c'est en tant que créateur et directeur artistique du label jazz Tǔk Music qu'il est interrogé, au côté de Luca Devito, coordinateur de production du label. 

Si vous êtes un fervent amateur de jazz, vous connaissez très probablement le trompettiste italien – et sarde avant tout – Paolo Fresu. Hyperactif sur la scène jazz européenne depuis le milieu des années 1980, Paolo Fresu a plus de 90 disques à son actif, donc 25 avec son propre quintet. Directeur artistique du festival Time In Jazz de Berchidda, il tourne dans toute l’Europe et au-delà plusieurs mois par ans, et il est à l’origine des Jazz Seminars de Nuoro (Sardaigne), où il a également donné des cours pendants 25 ans.  

Presque comme la suite logique de l’évolution de son processus artistique et de ses années d’enseignement, Paolo Fresu a créé le label Tǔk Music en 2010 avec son comparse et ami Luca Devito, qui en est le coordinateur de production depuis le début. 

Avec Tǔk, Luca et Paolo voulaient s’aventurer hors des sentiers battus du jazz pour s’aventurer vers des sonorités plus ethniques ou électroniques, donner leur chance à des jeunes musiciens et surtout proposer des contenus hors-normes et extrêmement qualitatifs. Après 14 ans d’existence, et plus de 80 projets discographiques à leur actifs, Paolo et Luca et ont clairement réussi leur pari. 

C’est bien sûr pour parler de l’aventure Tǔk, mais aussi de l’évolution de l’univers et du public jazz avec l’utilisation grandissante du numérique, et évidemment de leurs projets à venir que Paolo Fresu et Luca Devito ont répondu à l’invitation de Alice Sorrenti, Head of Label & Artist Solutions chez Believe Italie.  

Alice Sorrenti : Bonjour et bienvenue ! Je pense que la première chose à faire est de nous présenter les uns aux autres, je vais donc commencer puisque nous sommes au siège de Believe. Je suis la responsable L&AS, Label & Artist Solutions, de Believe Italia. Nous opérons sur le marché italien depuis de nombreuses années et nos partenaires sont des labels et des artistes indépendants.  

L'un de nos labels est avec nous aujourd'hui et je vais donc vous laisser vous présenter en tant que Tǔk. 

Luca Devito : Je suis Luca Devito, coordinateur de production chez Tǔk. Je m'occupe de toutes les procédures et étapes de production, depuis le master d'un artiste jusqu'au moment où il arrive dans les stores numériques. 

Paolo Fresu : Je suis Paolo Fresu, musicien avant tout. Et ensuite, hélas.... non, très heureux d'être également producteur de disques. Un grand mot, dans le sens où ce que je fais est d'être un artiste au sein de nos propres productions.  

En 2010, nous avons fondé un label appelé Tǔk Music, principalement dédié aux jeunes artistes. C'est également ce label qui produit mes disques aujourd'hui. Je m'y sens chez moi, et en fait je suis chez moi, donc j'y apporte aussi ma propre vision, ma pensée artistique. 

En outre, je fais beaucoup d'autres choses qui sont toujours liées au monde du disque, par exemple, être le directeur artistique d'un festival, et tout ce qui concerne le même domaine, avec une attention particulière pour les jeunes, ce qui est très nécessaire dans cette période historique. Voilà mon rôle. 

Alice Sorrenti : Comme nous parlons de Believe et de Tǔk Music, parlons de votre réalité, en commençant par le concept de label de jazz, que vous considérez probablement comme une définition limitée et qui n'est peut-être pas tout à fait pertinente. 

J'aimerais savoir ce que vous en pensez, vous qui appartenez au monde du jazz. Comment avez-vous abordé l'entrée du jazz dans l'ère numérique ? Comment travaillez-vous ? Où pensez-vous qu'il y a des limites dans cette définition de ce qu'est votre travail quotidien, en tant que label ? 

Luca Devito : Il est clair que Paolo est d'abord connu en tant que musicien. Il est donc tout à fait naturel d'aborder nos albums en les classant dans la catégorie "jazz", une catégorie qui, d'une certaine manière, est plutôt un point de départ.  

Nous n'excluons rien, nous ne nous interdisons pas non plus de travailler dans les voies traditionnelles du jazz, mais nous essayons de rester dans le présent. Et travailler sur la musique d'aujourd'hui, c'est aussi vouloir l'apporter à tout le monde. 

En ce qui concerne notre approche du monde numérique, c'est un monde qui nous a toujours attirés depuis notre création, et dans lequel nous avons toujours été inclus, parce que notre relation avec Believe a commencé avec la création de Tǔk.  

Believe a donc été notre seul point de référence, et nous pensons que nous avons également grandi main dans la main à certains égards. Le monde numérique nous a toujours attirés et nous a toujours fait nous sentir très proches du moment historique que nous vivons. 

Alice Sorrenti : La curation de la playlist "Jazz Italy" de Spotify a été faite par vous, Paolo, pendant un long moment ces derniers mois (ndlr : 6 mois en 2023). Vous n'êtes pas le seul à figurer sur la couverture avec votre dernier projet, mais aussi Francesca Gazza et Marco Bardoscia. Cela marque le fait que la voie de la numérisation est presque achevée. 

Nous pouvons dire que vous êtes la référence pour ce genre musical que vous représentez, qui n'est pas strictement du jazz, mais une fusion de genres et de beaucoup d'autres choses à la fois ; non seulement pour nous qui sommes partenaires depuis plusieurs années et depuis le début de cette expérience, mais aussi pour les plateformes. 

Comment voyez-vous cela ? Comment avez-vous vécu ces mois de collaboration si étroite avec une plateforme ? C'est nouveau pour vous, à mon avis. 

Paolo Fresu : L'objectif d'un musicien, d'un artiste, et également celui d'un label, est de faire de la musique pour que d'autres personnes l'apprécient. Dans le monde du jazz, nous sommes parfois un peu snobs. De fait, l'artiste qui réussissait était pointé du doigt comme quelqu'un qui avait vendu son âme au diable. Pensez à Miles Davis : lorsqu'il est revenu après sa maladie, en faisant de la musique truffée de sons électroniques, les gens ont dit : "Ce n'est plus du jazz !". Ce n'est absolument pas vrai. 

Je crois que l'aspiration, le rêve d'un artiste n'est pas seulement de produire de la musique, mais de s'assurer qu'elle sera racontée à quelqu'un. Si nous allons faire un concert et qu'il n'y a pas de public dans la salle, c'est un spectacle raté, comme vous dites en France. L'objectif d'un artiste, et par conséquent celui d'une maison de disques, est de s'assurer que les gens écouteront le projet, le produit. 

Le monde numérique est crucial parce qu'il donne une voie à notre créativité, qui est une voie créative d'une part, mais aussi une voie professionnelle et économique d'autre part. Ce chemin commun avec Believe nous a été précieux, fondamental aussi. 

Aujourd'hui, la production de projets, que ce soit les miens ou ceux des jeunes artistes, est basée sur le numérique. Il est essentiel d'être conscient des nouveaux médias, des nouveaux moyens, des nouveaux rythmes pour construire des projets créatifs et musicaux qui doivent être fonctionnels dans le monde contemporain, dans le présent. C'est ce que nous essayons de faire, en apprenant beaucoup de l'époque que nous vivons actuellement, car je crois que le rôle et la responsabilité de l'artiste sont précisément de vivre dans le présent. 

Le jazz est définitivement une musique contemporaine parce qu'elle capte le présent. Vivre au présent signifie être conscient des évolutions constantes et différentes dans le monde de la musique. 

La production musicale a changé, les délais et les méthodes ont totalement changé. Par conséquent, nous devons nécessairement nous y adapter, pas seulement de manière passive, mais plutôt en devenant des "complices" du processus créatif et du processus de production. Cela peut nous amener à marquer des "buts". Marquer un " but ", c'est d'abord s'assurer que la musique est dans tous les foyers, ou dans tous les téléphones. “Dans les foyers " est un terme un peu ancien, lorsque nous avions encore des disques que nous écoutions à la maison sur un lecteur de disques. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. 

L'important, c'est que la musique soit dans les oreilles des gens, c'est crucial. Les médias numériques sont donc l'outil le plus puissant, le plus innovant, le plus contemporain pour y parvenir. 

Alice Sorrenti : Tout à fait ! Je pense que vous avez survolé deux questions et deux thèmes, sur lesquels j'allais vous poser quelques questions. La première concernait l'évolution de votre travail. Comme vous nous avez donné le point de vue du directeur artistique et de l'artiste, je vais demander à Luca.  

Comment le monde numérique a-t-il changé votre travail quotidien ? Plus précisément, comment votre profession a-t-elle évolué ? Le deuxième sujet abordé est celui des publics. Votre public a-t-il changé ? Et comment ? 

Luca Devito : La charge de travail liée au numérique a beaucoup augmenté. En fait, je pense qu'il existe une sorte de mythologie selon laquelle il est plus "rapide" de travailler avec la musique numérique. 

Je pense qu'il s'agit d'un travail extrêmement compliqué, qui prend beaucoup de temps et qui comporte de nombreuses étapes. Selon moi, en plus d'être le travail qui occupe le plus de mon temps aujourd'hui, c'est aussi celui qui en demande le plus. Il y a beaucoup de choses à faire, comme il y a beaucoup de détails, et, selon la direction que l'on veut prendre, il y a encore plus d'étapes. 

Pour nous qui sommes évidemment des curieux, c'est une motivation constante. Il y a tant de portes à ouvrir ! C'est aussi très inspirant. Et je pense que c'est strictement lié à l'idée d'un chemin que chacun peut emprunter. 

En ce qui concerne le public, quelle vaste question ! L'autre aspect du marché numérique et de la musique numérique, c'est que le public auquel nous nous adressons tous les jours est mondial. Le public n'est plus seulement celui qui se trouve à l'endroit où nous sommes ou à l'endroit où nous allons donner un concert. 

Alice Sorrenti : Pour conclure cet entretien, j'aimerais vous interroger sur vos projets. Y a-t-il des joyaux dans le catalogue de Tǔk dont vous aimeriez particulièrement nous parler ? Et aussi des projets futurs, ou des nouveaux projets sur lesquels nous travaillons ensemble. 

Paolo Fresu : Le label dispose désormais d'un très large catalogue. Tous nos projets sont importants, ils sont tous les mêmes pour nous : nous sommes comme des pères qui s'occupent de tous leurs enfants de la même manière pendant qu'ils grandissent. 

Au-delà de la qualité de ce que nous faisons, qui est toujours la plus élevée possible, tant en termes de contenu musical que créatif, nous nous soucions beaucoup du "thème". Car faire un disque ne signifie pas nécessairement penser uniquement à la musique. Bien sûr, la musique est l'élément fondamental, mais derrière la musique, il y a un concept. Nous aimons travailler avec des artistes qui ont un concept derrière leur musique, qui ne se contentent pas de faire de la bonne musique, mais qui mettent la musique au service d'un objectif plus large. 

En ce qui concerne les projets futurs, cette année sera particulièrement riche en projets très divers, reflétant le style de notre label. Un album est sur le point de sortir, celui d'un musicien sarde très talentueux, intelligent, sensible, créatif et curieux, avec lequel nous inaugurerons une section du label. 

Quand je parle de section, ce n'est pas moins important que le label principal, c'est juste pour s'amuser ! Il s'agit d'un "divertissement" à la française, qui consiste à "créer" au sein de Tǔk de nombreuses sections différentes avec des objectifs spécifiques : Tǔk Live, Tǔk Voice, Tǔk Art... Etno Tǔk est précisément celui qui est créé en ce moment avec la sortie de Pierpaolo Vacca, un accordéoniste sarde dont la musique se situe entre la danse folklorique traditionnelle et la musique électronique la plus dynamique. 

De plus, nous allons produire plusieurs projets cette année. En particulier un projet qui me tient particulièrement à cœur parce qu'il s'agit d'un projet anniversaire. 

En 2024, mon quintette historique, qui a été formé en 1984, aura 40 ans, et il compte toujours les mêmes cinq musiciens. C'est peut-être l'un des quintettes les plus anciens du jazz européen. Cette année marquera également les 22 ans de mon duo avec le pianiste de Philadelphie Uri Caine, et les 20 ans du Devil Quartet. 

Nous allons donc sortir un triple CD, et un triple vinyle qui contiendra d'autres morceaux que le triple CD. Ce sont trois disques totalement improvisés. C'est le pari que nous voulions gagner, pour montrer que le temps peut en quelque sorte renforcer un concept créatif. Nous sommes allés au studio avec ces trois projets, sans apporter une seule partition et sans dire un mot. Nous avons commencé à jouer et nous les avons créés. 

Nous l'avons appelé "Legacy", et c'est une sorte de "manifeste de vie", pour ainsi dire. Quelque chose de lié au passé, au présent et aussi à l'avenir.  

Alice Sorrenti : Nous attendons avec impatience ces projets et nous vous verrons lors de vos prochains événements. Merci beaucoup d'être venus nous voir ! 

 


Découvrez les dernières sorties de Tǔk sur vos plateformes préférées : Nerovivo d'Evita Polidoro et Travessu de Pierpaolo Vacca.  

Vous pouvez également consulter le site web de Tǔk Music pour connaître les dernières nouveautés et le catalogue, ou suivre Tǔk sur Instagram et Facebook.